Haïti veut-elle effectivement lutter contre la corruption ?

Haïti a considérablement renforcé son cadre institutionnel et légal de lutte contre la corruption, notamment ces vingt dernières années. Paradoxalement, c’est au cours de cette même période que le pays est devenu plus corrompu. Les interventions de structures organisées de la société civile et les signes d’implication d’Haïti dans la lutte contre la corruption n’ont pas eu l’effet escompté. La politique nationale de lutte contre la corruption serait-elle trompeuse comme le pensent bon nombre de citoyens ?

Crédit Photo: lapresse.ca
Haïti veut-elle effectivement lutter contre la corruption ?

Décidément, la Fondasyon Je Klere n’entend pas laisser tomber la lutte contre la corruption. Ce « principal obstacle au développement économique et social dans le monde » est dans le viseur de l’organisme haïtien de promotion et défense des droits humains. Véritable organisation de vigie citoyenne, la FJKL vient de lancer une campagne de sensibilisation visant à mobiliser les citoyennes et citoyens, les premiers témoins et victimes de la corruption, pour leur participation active dans une lutte collective et cohérente contre ce phénomène. La corruption active, la corruption passive, les sanctions prévues par la loi tant pour les coupables et les complices ainsi que le rappel de la nécessité de dénoncer la corruption composent la trame de fond du support de communication d’environ 2 minutes diffusé avec le support du Haut-Commissariat des Nations Unies aux Droits de l’Homme à travers les Fonds des Nations Unies pour la Consolidation de la Paix.

La FJKL n’est pas à son coup d’essai. Activement impliquée dans la lutte pour la transformation d’Haïti en un Etat respectueux des droits humains et des règles de bonne gouvernance, la FJKL, outre ses rapports documentant des actes de corruption, avait lancé en 2019 une campagne de plaidoyer pour la transparence et la moralisation de la vie publique en Haïti. Aujourd’hui, elle s’attaque à la corruption et ses effets néfastes. Comme d’autres structures organisées de la société civile haïtienne dont le Réseau National de Défense des Droits Humains (RNDDH), la FJKL continue à apporter une contribution non négligeable dans la lutte contre la corruption. Pourtant, contrairement aux attentes de ces acteurs de la société civile, Haïti est de plus en plus corrompue. Face à ce constat, n’est-il pas de bon ton de se demander si la politique nationale de lutte contre la corruption est vraiment sincère ? 

Du père fondateur de la nation, Jean Jacques Dessalines au dernier Président élu d’Haïti, feu Jovenel Moïse, les dirigeants haïtiens, ont été confrontés à la corruption. Certains d’entre eux ont tenté, à leur manière, de la combattre. Parmi les initiatives prises pour lutter contre ce fléau, on peut mentionner l’introduction dans la législation haïtienne des questions relatives à la responsabilité des fonctionnaires et employés des finances, à la corruption ainsi qu’aux concussions commises par les fonctionnaires publics depuis 1834. Au fil des ans, le cadre institutionnel et légal de lutte contre la corruption a été renforcé par la Constitution de 1987 en ses articles 238 à 243 ainsi que le Code Pénal haïtien dont les articles 137 à 144 traitent d’un ensemble de mesures visant à réprimer la corruption dans le secteur public. D’autres textes légaux et règlementaires sont venus renforcer le cadre normatif de lutte contre la corruption.

Outre la Convention Interaméricaine contre la Corruption et la Convention des Nations Unies contre la Corruption, toutes deux ratifiées par Haïti en Juin 2004 et Juin 2007, nous pouvons mentionner : le Décret du 16 octobre 1995 créant l’Office de la Protection du Citoyen et de la Citoyenne (OPC) ; la Loi du 15 février 2001 relative au Blanchiment des Avoirs Provenant du Trafic Illicite de la Drogue et d’autres Infractions Graves et créant l’Unité Centrale de Renseignement Financier (UCREF) ; le Décret du 18 Juillet 2002 ratifiant la Convention Interaméricaine Contre la Corruption, le Décret du 8 septembre 2004 portant création de l’Unité de Lutte contre le Corruption ULCC, le Décret du 3 décembre 2004 créant la Commission Nationale des Marchés Publics (CNMP) ; le Décret du 17 mai 2005 portant Organisation de l’Administration Centrale de l’Etat ; l’Arrêté du 19 Mai 2005 portant règlement général de la Comptabilité Publique ; le Décret du 22 Juillet 2005 portant révision du statut Général de la Fonction publique ; le Décret du 16 février 2005 sur la préparation et l’exécution des lois de finances ; le Décret du 23 novembre 2005 établissant l’Organisation et le Fonctionnement de la Cour Supérieure des Comptes et du Contentieux Administratif (CSC/CA), le Décret du 10 mars 2006 établissant l’Organisation et le Fonctionnement de la Cour Supérieure des Comptes et du Contentieux Administratif (CSCCA) 18; le Décret du 25 Mai 2006 créant au Ministère de l’Economie et des Finances (MEF) un service déconcentré dénommé : « Inspection Générale Des Finances » (IGF) ; le Décret du 14 Mai 2007 ratifiant la convention des nations-unies contre la corruption et la Loi de Février 2008 portant sur la déclaration de patrimoine de certaines catégories de fonctionnaires de l’État. Véritables tigres de papier, ces textes n’ont pas eu d’incidence sur la corruption en Haïti. En dépit du renforcement du cadre institutionnel et légal de lutte contre la corruption, Haïti continue à être rongée par la corruption qui selon l’ULCC «affecte tous les rouages de l’Etat ».

Dans le rapport annuel de Transparency International sur l’indice de corruption dans le monde en 2022, Haïti a obtenu le score le plus bas depuis 10 ans ! Alors que depuis 2012, plus de vingt pays ont sensiblement amélioré leur score, Haïti quant à elle a régressé de 3 places. Son score de 17/100 la classe 171e sur 180 pays. Position qu’elle partage avec la Corée du Nord et la Guinée équatoriale. Alors qu’Haïti investit d’avantage dans la lutte contre la corruption, se montre plus impliquée dans la lutte contre la corruption, crée et met en place des institutions ayant pour mission de lutter contre la corruption, renforce son cadre légal de lutte contre la corruption, définit sa stratégie nationale de lutte contre la corruption, en dépit des trop nombreuses recommandations internationales et des stratégies à sa portée etc. elle est devenue plus corrompue. Comment expliquer une telle aberration ?

L’hypothèse des politiques sincères et des politiques trompeuses de lutte contre la corruption émise par Amos Maurice, Docteur en droit public (Université de Poitiers), semble expliquer ce curieux résultat. Puisant dans le jargon traitant de la corruption économique, particulièrement les pratiques commerciales trompeuses, Docteur Maurice établit qu’une « politique de lutte contre la corruption peut être considérée comme trompeuse tant par action que par omission. Elle serait trompeuse par action, lorsqu’elle contient ou véhicule des éléments faux qui sont susceptibles d’induire en erreur le citoyen moyen, ou bien des éléments vrais présentés de telle façon qu’ils conduisent aux mêmes résultats. Elle le serait par omission, lorsqu’elle omet de fournir une information importante dont l’absence est susceptible d’induire en erreur ou lorsqu’elle dissimule ou fournit de façon inintelligible, ambiguë ou à contretemps une information substantielle ou encore lorsqu’elle n’indique pas sa véritable intention. Une politique publique peut être considérée comme trompeuse lorsqu’elle fait croire à des avantages qu’elle n’offre pas réellement, fait croire à des poursuites ou sanctions sans les offrir ou en les rendant impossibles, ou lorsqu’elle met en place des institutions publiques dans l’incapacité totale de remplir convenablement leurs missions ou en créant des obstacles sérieux à leur fonctionnement. Il en serait de même lorsque les auteurs de la politique de lutte contre la corruption font leur possible pour éviter d’être passibles de sanctions ou pour se placer au-dessus des lois, ou pour se rendre exclusivement justiciables d’une juridiction qui n’existe pas réellement ou dont la mise en place est incertaine ou conditionnée à des buts hors d’atteinte ou quasiment impossibles. À cela s’ajoutent les cas où les autorités chargées de cette lutte évitent les préconisations internationales qui ont déjà fait leurs preuves de résultats, adoptent des stratégies incertaines ou ignorent les causes fondamentales (juridiques et institutionnelles) de la corruption. » 

Selon la lecture du consultant, ils sont légions les pays qui pratiquent une politique trompeuse de lutte contre la corruption. « Ils sont en dessous de la note de 20/100, dans la lutte contre la corruption. Pourtant, ils n’ont pas changé leur politique de lutte contre la corruption. Ils sont parmi les mieux classés en matière de violations des droits de la personne et les moins bien classés en matière d’État de droit, de démocratie, de sécurité, d’égalités ou d’équilibres entre les revenus ou d’indice Gini. Aucun des 25 pays les plus corrompus au monde n’a adopté les politiques adéquates évidemment nécessaires pour lutter effectivement contre la corruption. Ils se démènent pour lutter contre la corruption à leur façon et suivant des stratégies incertaines. Pourtant, les mesures susceptibles de faciliter cette lutte et de leur permettre d’obtenir des résultats satisfaisants sont, pour la plupart, prévues dans les documents et les instruments internationaux qu’ils ont signés et ratifiés ou qui sont disponibles sur les sites officiels des pays les plus vertueux. Elles sont connues et évidentes, mais ces pays les ignorent. »

Haïti fait incontestablement partie de ces pays qui « sont censés savoir qu’ils n’atteindront jamais de résultats positifs suivant leur approche, dans l’ignorance des instruments, recommandations et rapports internationaux. Ils sont censés savoir l’ensemble des préconisations internationales et régionales, de même que les stratégies susceptibles de leur permettre des résultats positifs. Ils sont censés savoir que la corruption ne peut avoir le même sens chez eux que dans les pays les plus vertueux, les causes de la corruption n’étant pas forcément les mêmes partout. Ils sont censés savoir que la lutte contre la corruption n’a jamais été performante avec des régimes inappropriés et des dirigeants politiques indignes» a-t-il poursuivi.

Dans un tel contexte, on peut se demander si Haïti ne cherche pas tout simplement à berner la communauté internationale en donnant l’illusion de mener la lutte contre la corruption pour mieux la cautionner. Les résultats obtenus sont la preuve probante que les mécanismes permettant d’éradiquer la corruption n’ont pas été mises en place en Haïti. Certes des institutions ont été mises en place, elles ont pour mission de combattre la corruption, toutefois, combien d’entre elles ont à leur disposition les ressources nécessaires pour remplir convenablement leur mission?

Les données de l’enquête diagnostique sur la gouvernance réalisée par le BRIDES en 2005, donnent une idée claire de la perception des répondants de la lutte contre la corruption. «70,1% des ménages estiment que le Gouvernement encourageait la corruption. 33,7% des ménages ont pensé que le Gouvernement haïtien n’était «pas sincère» ou «pas du tout sincère» dans la lutte contre la corruption. De plus, en moyenne seulement 29 % des répondants (entreprises privées, ménages, ONG) pensent que le système judiciaire mérite confiance et 84 % pensent que le système judiciaire est manipulé par le Gouvernement et par les intérêts économiques» a rapporté le Bureau de recherche en informatique et en développement économique et social, institution regroupant des technocrates chevronnés de l’administration publique, privé et parapublique.

La lutte contre la corruption est un élément essentiel au développement d’Haïti. Pour optimiser les résultats, un système de gouvernance efficace et intègre doit être mis en place. Le renforcement de l’Etat et l’adoption de bonnes pratiques en matière de gouvernance seront évidemment des pas dans la bonne direction. Pour y arriver il est plus que nécessaire que les autorités étatiques changent de comportement. Heureusement que les populations, particulièrement les jeunes, peuvent compter sur la FJKL qui s’est donnée pour mission de les encadrer et les accompagner dans leur quête de changement et de bien-être collectif.

Sources:

 

 

Stevens JEAN FRANÇOIS


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