Martissant: Mon père a pleuré

Après la traversée de Martissant, mon père, cet homme robuste, est rentré à la maison déboussolé et a fondu en larme. Le spectacle de la désolation des usagers de cet axe routier, la démission de l'État et des gangs armés qui se pavanent sans gêne a fait craquer ce sexagénaire qui pourtant avait déjà vécu tant de choses.

Crédit Photo: Parc de Martissant
Martissant: Mon père a pleuré

Les souvenirs lointains de mon père ont tous un point en commun : Martissant. C'est là qu'il a vécu les plus belles années de sa vie. C'est aussi dans cette zone qu'il a fait la rencontre de celle qu'il décrit comme la femme de sa vie: ma maman. Comme la famille n'a pas manqué de s'élargir, à contrecœur, mes parents ont laissé Martissant pour s'installer à Carrefour.

Je n'ai pas eu la chance de grandir à Martissant mais dans le fond j'enviais mes parents. Le récit de leurs doux souvenirs passés y était pour beaucoup. Mon père n'a jamais en réalité quitté ce quartier. D'ailleurs comme chauffeur d'un véhicule du transport en commun reliant Carrefour au Centre-Ville de Port-au-Prince, il fréquentait quotidiennement l'axe de la Route Nationale numéro 1 qui y mène et ne manquait jamais d'y faire un saut avant de rentrer à la maison. Avec la prolifération des gangs armés, il a dû changer ses vieilles habitudes. Ses connaissances avaient, eux aussi, laissé la zone.

Depuis le 1er juin 2021, mon père a rayé Martissant de son trajet. Il a opté pour un circuit reliant Carrefour à Gressier et parfois Léogâne. Il évitait toute conversation se rapportant à son ancien quartier et par respect nous nous sommes pliés à sa volonté. Pourtant, un jeudi nous avons été surpris de le voir rentrer les larmes aux yeux. Jamais je n'avais vu autant de désolation dans le regard de mon père, même pas dans les moments les plus tristes.

Mon père a été contraint de se rendre au centre-ville de Port-au-Prince. Il avait besoin d'une pièce pour son véhicule. Il a arpenté sans succès les autoparts de Carrefour et s'est résigné à aller en faire l'acquisition dans la Capitale. Il a fait le trajet aller à moto. Au retour, ne voulant pas mettre sa vie entre les mains des gangs, il a opté pour la route passant par Tara's.

"Martissant est aujourd'hui un abattoir, nous sommes le bétail. La zone est invivable! Si tu as le choix, s'il n'y a pas urgence, il ne faut pas aller risquer sa vie!" a-t-il lâché d'une voix rauque entre deux sanglots. Ce jour là, mon père qui a vécu les horreurs de la dictature des Duvalier, l'opération dite Bagdad, le tremblement de terre du 12 janvier 2010 etc, a été secoué. Martissant a fait couler les larmes qu'il s'évertuait jusque-là à retenir.          

Kafca Bernice SAINT ELOI


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